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Shankaboot
Pour la première fois sur Tant de saisons, je me penche sur des webséries, en l’occurrence cette semaine deux productions récentes du Liban. Mon choix s’est porté sur des fictions disponibles en streaming avec sous-titres français. Shankaboot peut être visionné en intégralité sur la chaîne YouTube de la chaîne Arte. Le pitch est simple: le héros, Souleyman, est un jeune livreur qui sillonne les rues de Beyrouth en scooter et qui, au gré de ses rencontres, vit de nombreuses aventures. A travers son parcours, la websérie dresse un portrait de la capitale du Liban, des rapports entre citadins de divers milieux sociaux et de classes d’âge différentes, des tensions sociales qui la traversent. Le format court de la websérie (en 52 épisodes d’une durée variant de 3 à moins de 10 minutes) permet un téléchargement rapide des séquences vidéos (ceci à des fins pratiques, la navigation sur le net au Liban étant, à l’époque de la création de la série, souvent fastidieuse) et contribue à dynamiser la narration. Primée aux Emmy Awards 2011, cette réalisation d’ Amin Dora, financée par le BBC World Service Trust (que j’ai déjà évoqué la semaine dernière concernant une série du Bangladesh) est vite devenue très populaire dans le monde arabe.
Dans les premiers épisodes, Suleiman (Assan Akil), 15 ans, tente de gagner sa vie en se frayant un chemin dans les rues bondées de Beyrouth, se chargeant de toutes sortes de petites missions. Il est dans le collimateur des agents de police, qui lui reprochent ses infractions de stationnement, et doit parfois fréquenter de dangereux individus, des membres de la pègre qui lui assignent des livraisons douteuses. De plus, il perd son téléphone portable, un outil indispensable qui lui permet de communiquer à tout moment avec ses clients potentiels. Il rencontre Ruwaida (Samira Kawas), une jeune femme qui vient de fuir un mari qui la battait et tente de percer dans le showbiz en se lançant dans la chanson. Malheureusement, elle tombe sous la coupe d’un impresario véreux, qui veut faire d’elle une prostituée de luxe, la contraignant à fuir ce milieu sordide avec l’aide de Suleiman. Poursuivie en justice par son mari violent, elle fait difficilement face mais débute une carrière de présentatrice télé de talk-show, en faisant fi des injonctions du producteur qui voudrait qu’elle passe sous le bistouri d’un chirurgien esthétique. Ruwaida est une fille volontaire, qui ne se laisse pas marcher sur les pieds et se prononce ouvertement en faveur du droit des femmes (y compris à l’antenne).
Suleiman a par ailleurs un ami proche, Chadi, un vingtenaire au passé mystérieux, loyal et protecteur envers lui. Chadi côtoie un caïd pour qui il se livre à des trafics louches, Badr (Rodney Haddad), mais en réalité il travaille en collaboration avec la police pour faire tomber le criminel et ses sbires. Il entraîne Suleiman dans un double jeu dangereux, l’incitant à porter un micro caché lors d’une entrevue avec Badr et à le trahir au péril de sa vie. Chadi est issu d’une famille aisée, mais a mal tourné. Il est torturé par un passé douloureux, par la rancœur accumulée envers un père qui le déteste et entretient des relations distantes avec sa sœur, qui désapprouve sa conduite. Lors de quelques épisodes se déroulant dans la plaine de la Bekaa, on le voit errer dans sa riche demeure familiale, s’adonnant à la prise de drogue et ruminant d’anciennes blessures. C’est le personnage le plus sombre et tragique de la série, contrairement à Ruwaida sa trajectoire est descendante, il est marqué par une profonde fragilité psychologique remontant à loin dans le temps.
La websérie présente cependant d’autres personnages plus drôles et positifs. Au nombre de ceux-ci, on trouve: Yara, une fille au tempérament bien trempé, rencontrée dans un village de la Bekaa (Juliana Yazbeck) et dont Suleiman tombe amoureux avant qu’elle ne parte s’installer au Brésil; sa grand-mère Teta (Latife Saade), qui vécut toute sa vie dans la campagne reculée mais parvient à s’adapter à la vie beyrouthine, apprenant même à se servir de l’internet et des réseaux sociaux; Lina (Yumna Ghandour), une cliente de Souleiman, qui lui livre des circuits imprimés et des disques durs, une jeune femme secrète, qui vit recluse et cherche sans relâche à mieux connaître sa mère (une journaliste disparue), en parcourant de vieux articles de journaux écrits par elle. Tout comme le livreur et ses amis Ruwaida et Chadi, Lina tente de se reconstruire après une brutale séparation avec un proche. De façon inattendue, cette geekette vivant essentiellement dans un monde virtuel détient une clef permettant d’éclairer le passé nébuleux de Suleiman.
Parmi les protagonistes secondaires, Firas (Firas Andari) est une figure marquante. D’apparence juvénile, c’est un petit dur à la tête d’un gang qui veut faire la loi dans les quartiers de Beyrouth. Il voit Suleiman comme un concurrent dont il faut se débarrasser et n’hésite pas pour cela à recourir à la baston. Cependant, ce truand en herbe a le sens de la loyauté et de la bravoure: il est capable de tenir tête à de plus gros poissons que lui. Citons aussi un personnage de modeste condition, la servante Doulica, une pauvre travailleuse immigrée, maltraitée par sa patronne qui lui a confisqué son passeport et dont la sœur sollicite les services de Suleiman pour lui porter secours. Le but de cette intrigue annexe est de montrer la précarité des employés de maison et les abus dont ils sont fréquemment victimes au Liban (et sans doute, hélas, dans nombre d’autres pays). Enfin, citons Rommel (Abdallah Khodri), l’enfant d’un agent de sécurité: Suleiman est chargé de le ramener de l’école, mais le gamin est très indiscipliné. Passionné de jeux vidéos de type shoot them up, il a accumulé tout un arsenal qu’il a dissimulé dans les recoins de son école, rêvant d’expérimenter dans la réalité les missions musclées du jeu Call of Duty.
Shankaboot est l’équivalent d’un page-turner: j’ai visionné des dizaines d’épisodes d’affilée, curieux de connaître la suite de l’intrigue. La réalisation est d’un très bon niveau, avec quelques thèmes musicaux accrocheurs et un jeu de caméra dynamique. Il y a bien quelques facilités, Suleiman se sort parfois bien aisément de situations compliquées, et les personnages auraient mérités d’être plus fouillés (des vidéos en supplément présentent des interviews de chaque protagoniste, mais n’apportent finalement que peu de nouvelles informations sur leur compte). Cependant l’histoire est globalement bien pensée et cohérente (structurée de façon cyclique, elle se termine de la même façon qu’elle a débuté). Bien qu’abordant franchement des problèmes de société comme la violence domestique, l’exploitation de la main d’œuvre précaire, la petite criminalité ou encore le proxénétisme, la websérie réserve quelques passages plus légers et fantaisistes.
Ainsi, un épisode voit Suleiman en quête de poussins pour une cliente excentrique, qui souhaite que chacun soit d’une couleur différente (quitte à les plonger dans des pots de peinture), un autre constitue un vrai court métrage d’animation burlesque, dans le style des Monty Python (l’épisode 22, qui traite avec humour des problèmes de logement à Beyrouth), un troisième expérimente une vue subjective parodiant les jeux vidéos d’action (l’épisode 41, avec Rommel en vedette). Doté d’une grande liberté de ton, parvenant à restituer l’activité frénétique de la capitale du pays du cèdre tout en nous faisant découvrir des lieux emblématiques de la cité (tel le quartier de Raouché et ses spectaculaires falaises), Shankaboot est une websérie fort sympathique, agréable à suivre et accessible à un large public.
Mamnou3!
Disponible en VOSTFR sur la chaîne YouTube Rendez-vous à Paris (tout comme bien d’autres webséries françaises et étrangères) sous le titre Censuré!, cette petite websérie à l’humour caustique décrit, au travers d’un documenteur, le travail quotidien du bureau de la censure du Liban. En 10 épisodes de moins de 10 minutes, Mamnou3! a été créée par Nadim Lahoud et la fondation Samir Kassir (œuvrant pour promouvoir la démocratie et la liberté d’expression). Le but est ici de tourner en ridicule les activités du bureau, de pointer les aspects absurdes ou contradictoires de son fonctionnement. C’est une fiction à très petit budget, mais dont les flèches ratent rarement leur cible. Le bureau est dirigé par Sidna, le Colonel (Paul Mattar), qui a le dernier mot pour décider de ce qui doit être interdit ou non. Il a sous ses ordres la ravissante Joyce (Razane Jammal), nunuche et inculte; Sleiman (Rami Atallah), un ingénieur bardé de diplômes qui voudrait être muté au plus vite; Lamia (Lareine Khoury), puritaine et collet monté, qui affiche en permanence une mine sévère; Melhem (Habib Demian), un subalterne chargé des paperasses, doué essentiellement pour le maniement des tampons encreurs.
Le fil rouge de l’unique saison est constitué par le parcours du combattant d’un étudiant en cinéma, Ziad (Eli Bassila), venu soumettre au bureau le script de son film: au fil des épisodes, il doit remplir toutes sortes de formalités à la demande de Melhem, avant de passer enfin devant les redoutables censeurs, qui ne manquent pas de réduire à peau de chagrin son travail, jugeant la plupart des répliques inconvenantes. Au cours de la série, on découvre que certains points obsèdent les autorités. En particulier, les questions religieuses: ainsi, lorsque Lamia visionne une scène osée d’un film, elle note surtout la présence dans le décor d’une étoile de David, élément pour elle de propagande sioniste! Le lendemain de la diffusion à la télé d’un débat traitant de tabous religieux, Sidna reçoit des appels outrés de représentants des différentes confessions et promet d’adresser un blâme à la chaîne concernée. L’objectif affiché du bureau est de préserver la coexistence pacifique au sein d’un pays multiconfessionnel et de préserver les libertés publiques…dans les limites de l’acceptable.
Pour le service, la représentation de la violence ne pose aucun problème. Si on peut montrer les pires carnages, par contre tout ce qui a trait au sexe est sévèrement réglementé. Ainsi, la couverture d’un ouvrage où figurent des individus à poil doit être dûment caviardée: pas une fesse ne doit être visible et Joyce est astreinte à une séance prolongée de coloriage. Même les mots croisés des périodiques sont examinés: une définition renvoyant au mot « homosexuel » est jugée indécente. Un clip vidéo érotique est expurgé des soupirs de plaisir qu’on y entend (Lamia est offusquée par cet appel flagrant à la luxure). Tous les employés du bureau ne sont pas aussi pudibonds: ainsi, Joyce se délecte secrètement du visionnage de films cochons et de la lecture de textes salaces, qu’on lui soumet pour des raisons strictement professionnelles, bien entendu. La websérie raille aussi l’inculture des protagonistes. Par exemple, lorsqu’un texte de Jean-Bol Sartre (dixit Lamia) doit être approuvé pour publication par le Colonel, ce dernier juge l’ouvrage (une pièce de théâtre, La putain respectueuse) indécent, sans même avoir la moindre idée de son contenu.
Il est aussi amusant de constater que le chef du bureau ignore complètement internet, Sleiman doit lui expliquer comment se connecter et ce que l’on peut y trouver, montrant par là l’étendue de l’incompétence de son patron. Mamnou3!, sur un ton léger, parvient le plus souvent à faire mouche. L’épisode le plus remarquable est sans doute le septième, où deux artistes comparaissent. Le premier, un comédien populaire, caresse Sidna dans le sens du poil, lui offrant des places à ses représentations: le colonel ne voit aucun motif de censure à sa pièce. Il reçoit ensuite un dramaturge réputé, vétéran de sa profession: moins accommodant, ce dernier est accablé de reproches (par exemple, une mention du poète syrien Nizar Kabbani est retirée de son texte, à cause des relations conflictuelles entre les deux pays, de même que toute allusion à la guerre du Liban dans les années 80 est pour lui à proscrire) et son projet est amputé au point d’être réduit à un simple fascicule. La websérie s’achève par un épisode ironique, où les faux documentaristes présentent au bureau le fruit de leur travail, un reportage bidonné montrant le service sous un jour extrêmement favorable, qui reçoit bien entendu l’approbation enthousiaste du Colonel.
Pour conclure, c’est une petite série délectable qui utilise les ressorts de la comédie pour montrer le côté ubuesque d’une administration dont les motivations ne sont nullement condamnées par les scénariste (Sidna affirme lors d’une réunion interne son respect de la démocratie et son attachement à la liberté d’expression, à condition que cela ne heurte personne), mais dont les jugements sont le reflet d’un certain conservatisme moral et des contradictions inhérentes à une société divisée.